Sapho by Alphonse Daudet

Sapho by Alphonse Daudet

Author:Alphonse Daudet
Language: eng
Format: epub


Assis en face l’un de l’autre, les jambes écartées, chacun sur un banc du bateau, ils l’égouttaient activement, sans se parler, sans se regarder, comme hypnotisés par le rythme de l’eau jaillie des deux écopes. Autour d’eux l’ombre d’un grand catalpa tombait en fraîcheur odorante et se découpait sur le lac resplendissant de lumière.

– Y a-t-il longtemps que vous êtes avec Fanny ?... demanda tout à coup le musicien s’arrêtant dans sa besogne.

– Deux ans... répondit Gaussin un peu surpris.

– Seulement deux ans !... Alors ce que vous voyez aujourd’hui pourra peut-être vous servir. Moi, voilà vingt ans que je vis avec Rosa, vingt ans que revenant d’Italie après mes trois années de Prix de Rome, je suis entré à l’Hippodrome, un soir, et que je l’ai vue debout dans son petit char au tournant de la piste, m’arrivant dessus, le fouet en l’air, avec son casque à huit fers de lance, et sa cotte d’écailles d’or, lui serrant la taille jusqu’à mi-cuisse. Ah ! si l’on m’avait dit...

Et se remettant à vider le bateau, il racontait comment chez lui on n’avait fait que rire d’abord de cette liaison ; puis, la chose devenant sérieuse, de combien d’efforts, de prières, de sacrifices, ses parents auraient payé une rupture. Deux ou trois fois la fille était partie à force d’argent, mais lui la rejoignait toujours. « Essayons du voyage... » avait dit la mère. Il voyagea, revint et la reprit. Alors il s’était laissé marier ; jolie fille, riche dot, la promesse de l’Institut dans la corbeille de noce... Et trois mois après il lâchait le nouveau ménage pour l’ancien...

– Ah ! jeune homme, jeune homme...

Il débitait sa vie d’une voix sèche, sans qu’un muscle animât son masque, raide comme le col empesé qui le tenait si droit. Et des barques passaient chargées d’étudiants et de filles, débordantes de chansons, de rires de jeunesse et d’ivresse ; combien parmi ces inconscients auraient dû s’arrêter, prendre leur part de l’effroyable leçon !...

Dans le kiosque, pendant ce temps, comme si c’était un mot donné de travailler à leur rupture, les vieilles élégantes prêchaient la raison à Fanny Legrand...

– Joli, son petit, mais pas le sou... à quoi ça la mènerait-il ?...

– Enfin, puisque je l’aime !...

Et Rosa levant les épaules :

– Laissez-la donc... elle va encore rater son Hollandais, comme je l’ai vue rater toutes ses belles affaires... Après son histoire avec Flamant, elle avait pourtant essayé de devenir pratique, mais la voilà plus folle que jamais...

– Ay ! vellaca... grogna maman Pilar.

L’Anglaise à tête de clown intervint avec l’horrible accent qui, si longtemps, avait fait son succès :

– C’était très bien d’aimer l’amour, petite... c’était très bonne, l’amour, vous savez... mais vous devez aimer l’argent aussi... moi maintenant, si j’étais riche toujours, est-ce que mon croupier il dirait je suis laide, croyez-vous ?...

Elle eut un bond de fureur, lui haussant la voix à l’aigu :

– Oh ! c’était pourtant terrible, cette chose... Avoir été célèbre au monde, universelle, connue comme un monument, comme un boulevard.



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